Les Primeurs se sont quand même tenus, et « c’est une bonne surprise »
Jusqu’au bout, l’Union des Grands Crus avait cru à l’organisation des Primeurs. Mais le confinement en a décidé autrement. Plusieurs scénarios ont été échafaudés de façon à ce que la manifestation se déroule au mieux. Il a été décidé des Primeurs itinérants, allant à la rencontre des acheteurs dans plusieurs villes du monde. Et si la prudence domine les achats, le millésime crée de l’enthousiasme.

Au sortir d’un marathon des dégustations dans huit villes d’Europe et d’Asie (Bordeaux, Hong Kong, Zurich, Bruxelles, Paris, Tokyo, Francfort et Shanghai), Ronan Laborde, président de l’UGCB, avoue, malgré le contexte une certaine satisfaction.« Nous avons su montrer que l’Union des Grands Crus, mais aussi les négociants et les producteurs, étions capables de nous adapter. Nous avons envoyé nos échantillons dans ces huit villes où étaient organisées les dégustations, avons lancé un magazine numérique et mis en ligne des vidéos. Nous nous sommes mis en route pour permettre le lancement d’une campagne commerciale. »« Et même si les ventes ne sont pas terminées, les retours sont positifs. J’ose même penser que c’est un succès au-delà de ce que nous pouvions envisager il y a encore quelques semaines. Il faut raison garder, ce ne sont pas les Primeurs du siècle, mais dans le contexte, très honnêtement, c’est une bonne surprise. »Est-ce que l’annonce de prix à la baisse, parfois de 30 %, n’a pas été un facteur déterminant ? « Oui, admettons-le, c’est un facteur clé. Cela a montré que les grands crus de Bordeaux savent créer de l’attractivité. Mais la qualité du millésime a aussi participé à ces dégustations à un bon timing. Nous proposions des vins un peu plus tard qu’à l’habitude, mais nous étions pour autant toujours dans l’esprit des Primeurs. »« Je retiens, ajoute Ronan Laborde, que la campagne a été fulgurante, avec une grosse intensité, et bien rythmée. Peu à peu, à partir de mai, puis des premiers jours de juin, les crus ont annoncé leurs sorties. Cela a créé une émulation, comme un buzz qui montait en puissance et qui montrait que nous nous mobilisions. Et dans un contexte où on nous annonçait une logistique perturbée, nous sommes parvenus à acheminer les échantillons. Il nous fallait, pour ceux qui les attendaient, accepter d’être dans le temps long et non dans l’immédiateté. »
« Acheter du 2019 donnele sentiment de faireune bonne affaire »
Les retours donnent le sourire aux producteurs et négociants bordelais : « On entend ici ou là des gens nous dire qu’ils ont fait mieux qu’avec le millésime précédent. Et collectivement, l’image de Bordeaux a su montrer sa vitalité dans cette période. L’autre intérêt, est que pour certains dégustateurs aux États-Unis, dans les journaux américains et ailleurs dans le monde, les gens ont pu s’approprier le millésime depuis chez eux. Découvrir la qualité du millésime dans une ambiance plus feutrée. »« Il en ressort que les prix à la baisse, et la qualité du millésime, donnent le sentiment qu’acheter du 2019 est une bonne affaire. Certes, il y a de la prudence dans les achats, car l’on sort d’une situation particulière. Mais l’enjeu était aussi d’attirer et mobiliser la clientèle particulière, et nous y parvenons, car le négoce avait une plus faible capacité de réserve de cash pour investir sur cette campagne. »Cette édition, avec toute sa particularité, montre la capacité de réactivité de la filière pour rester au contact de ses clients à travers le monde.
Union des Grands crus de Saint-Émilion :« Il ne fallait pas passerà côté de ce millésime »
François Despagne, président de l’Union des Grands Crus de Saint-Émilion, se montre satisfait par l’accueil des négociants, courtiers et cavistes au Châpon Fin à Bordeaux les 3, 4 et 5 juin. « Nous avions réfléchi aux conditions d’accueil. Il ne fallait pas plus de 10 personnes en même temps. Et nous avons reçu près de 150 personnes. Les échos que nous en avons eus étaient positifs. »« Faire déguster au mois de juin joue aussi sur l’aspect qualitatif des vins. Ces deux mois de plus qu’en mars-avril ont leur importance, les tanins du bois étaient plus fondus, et il en ressort un vin qui montre un grand respect du fruit. Tout cela a participé au succès de ces Primeurs. Dans le même temps, via notre association, nous avons transmis des échantillons dans plusieurs pays (États-Unis, Hong Kong, Chine et Europe). Je ne pensais pas en avril que nous puissions ainsi présenter nos vins, ni que le marché des primeurs pouvait s’engager. Au final, nous proposons un super millésime, et il ne fallait pas passer à côté. »
Grand Cercle des vins de Bordeaux :« On ne peut plus affirmerque ces vins sont trop chers »
Le Grand Cercle des vins de Bordeaux a présenté le millésime 2019 de ses 138 châteaux adhérents du 15 au 17 juin au Château Laroze, à Saint-Émilion. « L’actualité liée au Covid-19 nous a conduits à abandonner la date de présentation des primeurs, qui se tient généralement durant la première semaine d’avril, explique Alain Raynaud, président du Grand Cercle. Mais comme nous avions la conviction qu’il fallait tout de même présenter ce très beau millésime, nous avons décidé d’organiser l’événement dans des conditions les plus respectueuses possible des règles sanitaires et de la distanciation sociale, et sans pouvoir recevoir nos clients étrangers. »« Pour la presse internationale, nous avons innové en proposant à une quarantaine de journalistes de leur envoyer les 148 échantillons à domicile une semaine avant la présentation. À noter que deux tiers de ces vins sont produits sur la rive droite et un tiers sur la rive gauche, et qu’une centaine sont des vins rouges. »« Pour ce qui est des prix, le moins que l’on puisse dire est que la naissance commerciale du 2019 se fait dans des conditions difficiles. En effet, sans parler des contraintes sanitaires, on savait déjà que pour de nombreuses raisons, ce millésime ne susciterait pas d’intérêt systématique de la part des acheteurs étrangers, ni de ceux de la grande distribution française. C’est une situation paradoxale étant donné la très belle qualité de ce millésime. Aujourd’hui, la tendance baissière constatée sur les prix est générale et elle est d’au moins 15 à 20 %. Sachant que la fourchette des prix de sortie pour les vins de nos adhérents varie de 10 à 25 €, il n’est donc plus possible d’affirmer que ces vins sont trop chers. En conclusion, j’évoquerais une question concernant les dates de dégustations des primeurs. Cette année atypique nous a conduits à repousser la date de présentation de deux mois et demi. Ce n’est pas pour me déplaire, car j’ai toujours pensé que les vins sont alors beaucoup plus proches de la réalité de ce qu’ils seront plus tard. Ritualiser désormais la dégustation sur le mois de juin me paraît donc une excellente initiative pour l’avenir, pourvu que l’on puisse harmoniser les lieux et les sites de dégustation pour que nos clients étrangers retrouvent un intérêt à venir à Bordeaux. »
Dans le Médoc, des vins « faciles et digestes »
Au-delà de la qualité du millésime, Éric Boissenot, œnologue consultant d’une quarantaine de crus classés du Médoc, espère que la baisse des prix réamorcera les ventes, pour les grands comme les petits producteurs.« C’est un très bon millésime qui a bénéficié d’un climat hors norme, depuis le mois de janvier jusqu’à la récolte. Les pluies de septembre, pas trop fortes, ont permis de détendre la vigne qui était à la limite du stress hydrique. On retrouve une expression des vins assez étonnante : ce sont à la fois des vins alcooleux, marqués par de gros degrés. Et à la fois des vins digestes, très faciles, ni lourds ni épais, sans doute grâce à cette pluie. Nous restons dans les canons du Médoc, avec des profils droits et généreux. C’est vraiment un millésime avec beaucoup de longueur, ce que nous recherchons en Médoc, et qui qualifie la complexité d’un vin. »Concernant la baisse générale des prix des vins en primeurs, Éric Boissenot trouve encourageante la réponse positive du marché. « C’est un sacrifice pour la propriété de baisser le prix de vente : mais si derrière, le commerce réagit et avance, cela signifie qu’il y a une bonne entente. Nous avons besoin d’une réamorce du commerce, dans la situation actuelle. Mais tout le monde n’est pas capable de baisser les prix jusqu’à 30 %. Les grands crus le peuvent, en diminuant leur marge, mais pas ceux qui vendent leur vin à 10 euros. Je souhaite donc qu’il y ait un effet d’entraînement, et que cette baisse profite à tout le monde, y compris aux petits qui maintiendront leur prix. Mais c’est encore trop tôt pour le dire. »
■ Marie-Noëlle Charles, Audrey Marret et Emmanuel Danielou